À la fin des années 1990, l’association Didactique du français, langue maternelle (DFLM) organisait à Montpellier des journées d’étude à propos de deux pôles essentiels du triangle didactique : « Pratiques enseignantes / activité des élèves dans la classe de français » (Bucheton, Chabanne et Simon, 1997). Après 30 années de recherches en didactique du français, où en sommes-nous ? La thématique du colloque 2025 de l’AIRDF met donc le focus sur les acteur⋅trices essentiel⋅les de l’enseignement-apprentissage du français – l’enseignant·e et les apprenant⋅es – et leurs interrelations au profit de l’enseignement et de l’apprentissage des savoirs en jeu.
Concernant les deux concepts clés du titre du colloque, la pratique enseignante peut être définie comme l’agir professionnel de l’enseignant⋅e, comportant à la fois des dimensions collectives et individuelles, génériques et singulières, sociales et subjectives ou encore socio-historiques et contextuelles-situées ; cet agir, situé et lié à un contexte sociohistorique, est motivé par des déterminants d’origine collective et individuelle, des finalités validées collectivement et des intentions intériorisées, de même qu’il fait appel à des ressources collectives et des capacités individuelles (Bronckart, 2005). Pour plusieurs auteur⋅es (par exemple, Altet, 2002 ; Clot, Faïta et Scheller, 2000 ; Goigoux, 2007), l’agir inclut les choix et prises de décision avant, pendant ou après l’action tout comme les actes « empêchés ». Plusieurs dossiers et recherches de notre association ont eu à cœur de comprendre et d’accompagner le travail enseignant, dans différents sous-champs de la discipline, que ce soit dans une perspective interventionniste, en proposant des dispositifs d’ingénierie didactique ou de nouvelles ressources didactiques répondant à des besoins du terrain (voir par exemple La Lettre de l’AIRDF 62 portant sur les recherches innovantes et dirigé par Dolz et Lacelle, 2017) ou avec la finalité plus générale de décrire et d’expliquer le travail ordinaire enseignant, en s’intéressant par exemple à ses outils (Plane et Schneuwly, 2002), à ses gestes (Bucheton et Dezutter, 2008 ; Schneuwly et Dolz, 2009), à ses logiques d’action (Goigoux, 2006), à la transposition interne des objets enseignés (par exemple Canelas-Trevisi, 2009, Schneuwly et Dolz, 2009, Thévenaz-Christen, 2014) ou encore aux modèles disciplinaires en actes des enseignant×es (Garcia-Debanc et Lordat, 2007).
Depuis quelques années, des recherches participatives s’appuient sur la collaboration entre chercheur⋅es et enseignant⋅es, à la fois pour développer des outils didactiques innovants et mettre au jour des savoirs et des pratiques enseignantes (Kervyn et Goigoux, 2021; Roy, 2021). Ces recherches permettent de coconstruire des ressources didactiques et/ou visent leur appropriation par les participant⋅es pour qu’ils⋅elles développent leurs pratiques, également par des coformations lors de rencontres collectives (Dolz et Silva-Hardmeyer, 2020) ou lors de rétroactions individuelles (Giguère et al., 2018).
De nombreuses recherches appréhendent les pratiques enseignantes dans leur solidarité avec l’activité des apprenant⋅es. Sont ainsi envisagées l’action conjointe (Sensevy et Mercier, 2007) ou la diversité des régulations proposées par l’enseignant·e (Mottier Lopez, 2012 ; Tobola Couchepin, 2017). Bucheton et Soulé (2009) montrent des liens entre les gestes et postures enseignants d’étayage et les postures des apprenant⋅es. Les réflexions sur l’archi-élève (notamment Ronveaux, 2014) enrichissent les travaux en intégrant le point de vue de l’enseignant⋅e sur l’élève « commun » de sa classe pour piloter son enseignement. Récemment, un volet de la recherche « Gary » (Brunel, Dufays, Capt et Fontanieu, 2024) montre par exemple dans quelles mesures les enseignant⋅es adaptent leur pratique à leur classe selon le degré scolaire et les difficultés des apprenant⋅es. La production de ressources didactiques vise à outiller les formateur⋅trices ou les enseignant⋅es au vu des besoins constatés chez les élèves ou les étudiant⋅es par rapport aux objets et contenus disciplinaires à apprendre.
Quant à l’activité de l’apprenant⋅e, rappelons en premier lieu que le temps de l’enseignement n’est jamais le temps de l’apprentissage et que son activité ne se limite pas à l’exécution des tâches scolaires, mais qu’il s’agit bien d’une activité de transposition interne et d’élaboration des savoirs par l’apprenant⋅e (Gauvin et Boivin, 2012). Plusieurs colloques et écrits de l’AIRDF se sont intéressés à l’activité de l’apprenant⋅e dans ou en marge des dispositifs didactiques. En 2001, le colloque de l’AIRDF organisé en Suisse a cherché à mieux comprendre cette activité par le prisme des tâches scolaires et de leurs entours (Dolz, Schneuwly, Thévenaz-Christen et Wirthner, 2001), par exemple en mettant au jour les écarts entre les apprenant⋅es et l’enseignant·e dans la perception des finalités des tâches scolaires ou en pointant la « réappropriation active » par les apprenant⋅es des savoirs et outils construits, pour passer « de l’interpsychologique vers l’intrapsychologique » (Brossard, 2001, p. 8, en s’appuyant sur Vygotski, 1934/97). Le livre coordonné par Daunay et Dufays (2014) s’est intéressé au point de vue des apprenant⋅es et regroupe des textes selon trois axes d’analyse : les retours explicites et verbalisés des apprenant⋅es à propos de leur activité scolaire, les manières dont ils⋅elles réalisent certaines tâches scolaires, nommées « points de vue actualisés », et leurs rapports à certains apprentissages. Dans le dossier de La Lettre 66 (coordonné par Marmy Cusin et Denizot, 2019), plusieurs auteur⋅es ont examiné les traces des apprentissages avec trois axes d’analyse : les décalages entre tâches prescrites, tâches attendues, tâches redéfinies et tâches effectives, les traces des apports, apprentissages et obstacles des apprenant⋅es visibles dans les interactions didactiques ainsi que leurs discours à propos de leurs activités scolaires et des obstacles vécus. Y sont d’ailleurs prolongés des travaux fondateurs sur l’activité effective des apprenant⋅es (Fabre-Cols, 1990), parfois extrascolaire (Penloup, 1999) ou le rapport au savoir de ceux⋅celles-ci (Barré-De Miniac, 2000).
Pourquoi s’intéresser aux relations entre pratiques enseignantes et activité de l’apprenant⋅e, que ce soit en 1997 (Bucheton, Chabanne et Simon, 1997), en 2008 (Garcia-Debanc et Dufays, 2008) ou aujourd’hui ? Pour les initiateur⋅trices du colloque de l’époque, comme pour les pionnières et pionniers en didactique du français, c’est d’abord un projet politique (Garcia-Debanc, Leclaire-Halté et Rispail, 2008), avec l’objectif de lutter contre l’échec scolaire en lien avec une école davantage démocratique, et la volonté d’amener les élèves, en particulier les élèves en difficulté, à comprendre que le langage ne sert pas seulement à communiquer, mais qu’il est aussi un objet de savoir, à propos duquel on peut apprendre et construire des connaissances (Jaubert, Rebière et Bernié, 2012).
Par ailleurs, depuis longtemps, des disciplines contributoires comme la sociologie sous-tendent de nombreux travaux, par exemple ceux du laboratoire Escol qui ont eu une large influence en didactique du français. Ces travaux se sont notamment attachés à élucider le processus de coconstruction des inégalités scolaires. Autrement dit, à leur insu, enseignant·es et apprenant·es renforcent les inégalités qui préexistent par ailleurs, par le truchement notamment de malentendus sur le sens des tâches d’apprentissage, du choix des supports ou de rapports aux savoirs divergents entre la socialisation familiale et scolaire (Bautier et Rochex, 1995 ; Bautier et Rayou, 2013 ; Bonnéry, 2007, 2015 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rayou, 2019 ; Rochex et Crinon, 2011). En outre, la sociolinguistique conduit à une lecture compréhensive et descriptive des écrits produits par les apprenant·es : il s’agit ainsi de cerner le mode très spécifique selon lequel le scripteur s’est emparé de la tâche proposée, de l’école à l’université, et ce dans des genres discursifs multiples (Bautier, 1995, 1998 ; Bucheton, 2014 ; Bucheton et Bautier, 1997 ; Scheepers, 2021). L’attention est donc portée sur l’activité effective du scripteur.
Mettre au jour les liens entre activité enseignante et apprenante répond également à une visée praxéologique dans la mesure où il s’agit de chercher à identifier les pratiques les plus efficaces pour faire progresser les élèves, dans les différents domaines du français. En France par exemple, la recherche « Lire et écrire au CP » (Goigoux, 2016) a montré que certaines pratiques enseignantes favorisent davantage l’apprentissage du lire-écrire. Plusieurs auteur⋅es (par exemple Bautier et Goigoux, 2004 ; Jaubert, Rebière et Bernié, 2012) thématisent notamment l’importance des interactions langagières pour aider l’apprenant⋅e à entrer dans une posture de secondarisation face aux activités scolaires et définissent ce cadre où s’élaborent et circulent les savoirs par le terme de « communautés discursives disciplinaires scolaires », montrant ainsi la spécificité de ces pratiques langagières selon la discipline (Jaubert et al., ibid.). Ces interactions, souvent métalangagières, sont le fruit de démarches d’enseignement systématiques voire explicites, visant la construction chez l’apprenant⋅e d’« un accès plus conscient et plus volontaire aux processus psychiques en jeu » (Schneuwly, 1996, p. 20). À ce propos, il serait nécessaire de développer davantage de recherches pour montrer l’impact de ce type d’interaction sur les apprentissages scolaires, comme Gourdet, Elalouf et collaborateur⋅trices ont réussi à le faire (Gourdet et al., 2015 ; Elalouf et al., 2017), tout en soulignant que ce type d’interaction nécessite le développement de l’expertise professionnelle enseignante (Chabanne, 2004) et une « formation solide dans le domaine des analyses et usages du langage » (Vinel et Bautier, 2020, p. 566).
Des métaanalyses ont également confirmé l’importance des liens entre les pratiques enseignantes et les résultats des apprenant⋅es. En effectuant une synthèse de plus de 800 métaanalyses de plus de 50’000 recherches expérimentales en éducation, Hattie (Hattie, 2012 ; Hattie et Yates, 2014) a pu quantifier l’effet de multiples facteurs sur les apprentissages des élèves. Il a notamment confirmé que l’enseignement direct contribue à la réussite des élèves, ce que des travaux plus anciens comme ceux de Rosenshine (1986) avaient déjà mis en évidence. Les recherches sur l’efficacité de l’enseignement montrent qu’une grande partie de la variance des résultats des élèves peut être expliquée par le niveau de la classe, et tout particulièrement par ce que font les enseignant·e·s dans leur classe (Muijs et al., 2014 ; Reynolds et al., 2011) ; on observe ainsi que la reproductibilité des effets des dispositifs d’une classe à une autre n’est pas automatique vu l’importance du contexte.
Du côté de la formation, la prise en compte du rôle majeur que les pratiques peuvent avoir nécessite de développer des recherches sur la formation initiale et continue relative à la discipline français ou aux compétences langagières (par exemple Dolz et Gagnon, 2018 à propos de la formation à la production écrite). Par rapport à cet objet, à en croire Galand et Janosz (2021), l’étude, particulièrement complexe, de l’effet des dispositifs d’accompagnement des formateurs ou des enseignants n’en est qu’à ses débuts.
Sur le plan théorique et méthodologique, il s’agit d’identifier et de poursuivre le développement d’outils afin d’observer la façon dont formateur⋅trices, enseignant⋅es et apprenant⋅es fonctionnent au quotidien aux prises avec les savoirs dans les différents champs de la didactique du français et de la formation dans ce domaine. Quels outils méthodologiques ont fait leur preuve en didactique du français pour analyser les pratiques des formateur⋅trices, des enseignant⋅es et des apprenant⋅es ? Comment décrire les postures et gestes efficients, c’est-à-dire ceux qui servent la réflexivité des apprenant⋅es et leurs apprentissages (Bucheton, 2021) ? Quelles méthodes et dispositifs mettre en place pour permettre aux apprenant⋅es, en particulier les plus fragiles, de développer leurs savoirs et savoir-faire, leurs représentations et rapport à, ainsi que leurs compétences à l’oral comme à l’écrit ? Le questionnement est aussi lié aux interactions langagières en classe et en formation, favorisant l’activité (méta)langagière des apprenant⋅es, mais aussi aux écrits (intermédiaires) pour penser, apprendre, élaborer et construire leur pensée (Chabanne et Bucheton, 2002).